Marion Lemaître, née en 1988, vit et travaille en Côte d'or (21).
2023 :
- Métamorphose (Néguentropie), œuvre in situ, château de Lusigny-Sur-Ouche (21). La création de cette œuvre a été lauréate ex æquo du Prix Jeunes Talents Côte-d’Or - Création Contemporaine et a bénéficié, à ce titre, d’une aide du Conseil Départemental.
- Sous nos pieds, œuvre in situ, Château de Lusigny-Sur-Ouche (21).
2022 :
- Lauréate ex aequo du prix Jeunes Talents Côte d’Or.
- Participation à la 4iè biennale d’art contemporain de Art en Chapelles, exposition À la vitesse de la poussière, église de Doubs (39).
2021 :
- In Two, exposition avec Charles Thomassin, Ateliers Vortex, Dijon.
2020 :
- Participation à Traverses, exposition collective sur le sentier des passeurs, Le Saulcy, association Hélicoop (88).
2019 :
- Résidence de création Excellence des Métiers d'Art, soutenue par la DRAC Bourgogne-Franche-Comté et accompagnée par Les Ateliers Vortex.
2018 :
- AMER, Exposition collective, avec Agence ED, Charlène Chemin, Thomas Fontaine Marion Lemaître et Charles Thomassin. Atelier Chiffonnier, Dijon.
- Participation à Supervues, hôtel Burrhus, Vaison-La-Romaine (84), sur une invitation des Ateliers Vortex.
2017 :
- Exposition personnelle, Edifier l’ordinaire, en résonnance avec le projet STARTER , en partenariat avec le service des publics du centre d’art le Consortium, Is-Sur-Tille.
- Résidence de création au sein de la communauté Emmaüs de Planay, avec la participation des compagnons.
- Parcours STARTER (workshop) avec une classe de 4iè du collège Paul Fort, Is-sur-Tille, en partenariat avec le service des publics du centre d'art Le Consortium.
2016 :
- Obtention de l’aide à l’installation artistique attribuée par la DRAC Bourgogne.
2015 :
- Exposition personnelle La Forêt derrière l’arbre, sur une invitation du collectif T.R.A. Atelier La Façon, Lyon.
- Biennale de la jeune création contemporaine Mulhouse 015.
- Exposition personnelle Take Shelter! Sur une invitation des ateliers Vortex. Association bourguignonne culturelle, Dijon.
2014:
- Exposition collective Dérives. Atheneum, Dijon.
PUBLICATIONS
2018: Revue LAURA n°24, (portfolio).
2015: Sas (détail), dessin à l’encre, 2014, en couverture du journal Hors d’œuvre, journal de l'art contemporain, Dijon.
2014: Édition d’un multiple sérigraphié à 30 exemplaire, Bipède. Les Ateliers Vortex, Dijon.
Marion, Charles,
Qu’est-ce que l’entropie ? Il y a beaucoup de façons d’expliquer ce processus. Je choisis, pour ma part, un exemple : nous faisons un tas de sable sur la plage, ou un trou dans le sable, cela revient au même. Le tas ou le trou, et tout ce qui les constitue, sont à un endroit de la plage bien localisable. En termes de physique, on dira que la plage constitue un ensemble ordonné : à tel endroit le tas ou le trou, ce qui les constitue ; partout ailleurs, rien qui soit en rapport avec ce que nous avons produit. La marée monte. Le tas de sable ou le trou dans le sable disparaissent progressivement. L’ordre qui existait commence par décliner : ce qui était là est désormais, pour une part croissante, ailleurs, c’est-à-dire vis-à-vis de l’ordre qui existait, n’importe où. A la fin, il n’y a pas plus de raison de chercher la trace de ce que nous avions produit ici que là, sur la plage. L’entropie est alors maximale. Car l’entropie est la mesure d’un état de désordre dans un ensemble ordonné.
L’entropie mesure aussi la diminution du niveau d’énergie dans un ensemble clos, séparé de son environnement. Le tas de sable ou le trou dans le sable ont été produits grâce à une dépense d’énergie musculaire de nos bras. On pourrait dire que cette énergie, en tant que nécessaire pour que le tas ou le trou agrègent, d’une certaine façon, des grains de sables et de l’eau, tenant ensemble, a été comme incorporée à cet ensemble de sable et d’eau, à la forme qu’ils constituent. Quand la marée monte, cette énergie ne suffit plus à maintenir la forme qui peu à peu s’effrite, disparaît. Lorsque la forme a disparu, l’entropie, comme mesure de la diminution de l’énergie contenue dans un système, atteint son maximum.
L’entropie est et n’est pas une fatalité. Elle l’est parce qu’il n’est pas possible de la stopper. Au mieux, on la ralentit. Mais le terme reste, inévitable. Elle n’est pas fatale parce que le processus de l’entropie – on pourrait parler paradoxalement de force entropique – peut être retourné contre lui-même. C’est-à-dire que ce qui désordonne va être utilisé pour réordonner ; ce qui supprime l’énergie va être utilisé pour produire une nouvelle énergie.
C’est ce qu’a fait Robert Smithson. Smithson utilise le processus entropique qui détruit l’ordre d’un paysage, qui supprimant l’énergie qu’il contient, l’amène vers la mort, l’immobilité lunaire. Il l’utilise contre lui-même, en créant des formes à partir d’un état de dégradation (de l’ordre et de l’énergie) déjà très avancé. Smithson utilise pour cela essentiellement des minéraux, des pierres, des cristaux, parfois aussi des éléments empruntés au monde industriel. Des pierres, avec des faces taillées, appartenant à différents mondes historiques et géologiques, tenues et soutenues parfois par des éléments de métal qui viennent du monde de l’industrie, du chantier, du travail, c’est bien ce que tu utilises, Marion, lorsque toi-aussi tu retournes le processus entropique contre lui-même ?
Ed Ruscha, par d’autres moyens, picturaux, ou dérivés du pictural, a opéré le même retournement vis-à-vis d’un aspect de l’entropie qui ne regarde plus la physique mais les processus de la communication. Dans ses peintures, Ruscha utilise des signes très dégradés dans leur capacité de signifier : Hollywood, Boss, Ouf, Standard, Adios, etc. Les mots, mais aussi les images, dès lors qu’on les utilise comme signes, s’usent, se dégradent, deviennent « bruit » (bruit linguistique ou bruit optique), à mesure qu’on les utilise, pour tout et pour rien, jusqu’à n’être plus que des rebuts, déchets du processus communicationnel, flottant à sa surface. Mais il suffit de récupérer ces bribes de sens, avant leur disparition, de les agencer, les « serrer » ensemble, dans un nouveau processus communicationnel, un processus non plus épuisé, mais actuel, toi, moi, lui, pour retourner la puissance entropique contre elle-même. N’est-ce pas ce que tu fais, Charles, avec des fragments d’affiches, d’imprimés, agrégés à des mousses, serrés par des sangles ? Tiens, encore ce qui vient du travail : sangles de déménageur, d’assembleur de mobilier.
L’épidémie accélère l’entropie qui désagrégeait toujours plus vite et profondément tout ce qui, avant elle, ne tenait plus que par miracle, dans notre si vieux monde : partis politiques et syndicats, démocratie parlementaire, institutions, et en premier lieu les écoles, structures dites culturelles, etc. Tout demeure et peut demeurer longtemps par simple inertie, comme un vêtement de travail qui a force d’être porté garde la forme du corps absent. Quoi ensuite ? Du pire ou du meilleur, cela ne dépend que des hommes. Marion, Charles, qu’est-ce que l’entropie ? Réussirons-nous ?
Pierre Guislain
Pierre Guislain est professeur de philosophie à l’Ecole Nationale Supérieure de Dijon, enseignant de philosophie à l’Université de Bourgogne, auteur de plusieurs livres sur le cinéma.
Reprenons la définition de ce mot, amer, qui réunit les artistes qui exposent aujourd’hui à Chiffonnier. Dans le vocabulaire marin, un amer est un élément, naturel ou artificiel, visible de loin, sur la côte et qui permet au bateau de se situer. L’amer ne sert donc pas au navigateur en pleine mer, mais à l’approche de la côte. L’usage de l’amer n’est pas complexe. A partir de deux points identifiés sur le bord de mer, connaissant la distance entre ces deux points, il est facile – avec un compas, le simple compas de l’écolier – de déterminer un troisième point, celui où se trouve le bateau, à un moment donné, sur une carte de navigation. Même sans compas, ni carte, il est possible, pour celui qui connaît, même un tout petit peu, une zone de côte, de retrouver sa position : par la mesure de l’œil seulement ; à l’estime, comme dit le marin.
L’amer est donc un point, un point de repère. Ce qui le distingue d’autres points, comme le point de départ et le point d’arrivée. Un point d’arrivée ne peut être partagé que si tout le monde converge pour se retrouver finalement (entassé) au même endroit. Le point de départ, s’il est commun, est moins contraignant. Mais il est seulement dissipatif : une fois pris le départ, chacun part dans sa direction. La navigation à l’œil, que permet l’amer, n’impose rien de tel. L’amer n’est pas un point qu’il faut atteindre, ni un point dont on partirait. Le commun ne suppose ici aucune identité, ni n’entraîne aucune rivalité. En se repérant à deux points fixes, partagés, une infinité de marins peuvent occuper, simultanément et encore plus successivement, une infinité de positions uniques. Néanmoins, ils navigueront de concert, dans un même espace-temps.
L’exposition Amer peut être pour ceux qui viennent la visiter plus qu’un point de convergence (arrivée) ou de dissipation (départ). Un élément de repère, à combiner avec d’autres, de façon plus aléatoire et personnelle que dans la métaphore marine. Qui repère-t-on ? Soi-même, à ce moment, chemin faisant.
Pierre Guislain
PS : L’amer est bien-sûr l’antithèse du Global Positioning System, GPS. Il ne faut jamais diaboliser la technique. Mais il est un fait que le guidage par satellite des conducteurs, cyclistes et piétons neutralise l’usage d’un sens essentiel, celui de l’orientation. Comment se représenter, imager mentalement, la position d’un quartier dans le tout d’une agglomération ? Comment retrouver cet endroit d’une ville étrangère visitée des années plus tôt dont on ne connait ni le nom ni la situation sur un plan ? Comment s’égarer et découvrir ce qu’on ne savait pas exister ? La confiance que nous avons dans nos capacités à nous orienter nous-mêmes dans un espace influe très certainement sur celle que nous avons plus généralement en nous, en la validité de nos convictions, de nos projets. Le GPS nous dit seulement comment aller là où nous voulons aller. Mais il le dit, forcément, ce n’est pas à mauvais dessein, de cette voix neutre, indiscutable, qui est celle de tous les artéfacts de la technostructure. C’est là qu’il faut aller (puisque vous l’avez choisi). C’est par là qu’il faut passer (puisque c’est le meilleur trajet). Chaque fois qu’il donne un conseil, le GPS a l’air de ne parler qu’à moi seul. Mais bien-sûr, c’est à tout le monde qu’il répète la même confidence.
Erigées sur des plots de bois, des grosses pierres peintes en blanc dominent à des hauteurs variables l’espace de la galerie. Dans Les Pierres blanches, ensemble de cinq sculptures présentées à Lyon en 2015, Marion Lemaître joue à nouveau des effets de symétrie : entre profondeur et hauteur, caché et visible, forme produite et matière brute. Comme le titre de la pièce le suggère, chaque élément a ici pour fonction d’établir une marque, de constituer un espace, le structurer, sans pourtant le borner (l’espace reste ouvert, extensible à l’infini). Le fait que la forme de la pierre soit ici conservée telle quelle, à l’état brut, est plus qu’une négation du geste traditionnel de l’artiste : tailler, ajuster, figurer. La roche brute fait ici repère par sa résistance à toute transformation. Venant du monde souterrain, sa compacité devient, dans l’espace de la représentation, silence, mutité. Mais à quoi peut servir une marque muette, marque qui ne ferait que se signifier elle-même, comme marque ?
Dire que la dureté du rocher est ce qui lui permet de conserver intacts toutes ses virtualités, tous ses possibles, c’est seulement transformer le négatif en positif. C’est oublier ce qu’a été la pierre qui casse ou abîme le soc de la charrue, arrête le trait du labour, ralentit le percement d’un puits, rend la terre instable, obligeant à creuser très profond pour établir la fondation d’une maison ou d’un simple muret. C’est parce qu’elle est, à la fois, le négatif et le positif ensemble, que la pierre, ici à peine transformée, seulement peinte, peut figurer le type de repères, de marques dont notre époque a le plus urgent besoin. Intuitivement, par la dynamique créée entre expérimentations et réflexion, il me semble que le travail de Marion Lemaître rejoint un des principes formulés par Paul Klee : le travail artistique doit désormais trouver son origine, son « point de commencement » dans le contradictoire, l’ambivalent. Ce qui n’est ni bon ni mauvais, parce qu’à la fois bon et mauvais. C’est dans ces termes que Klee définissait ainsi, dans l’espace pictural, ce qu’il appelait « le point gris » : « Ce point est gris parce qu’il n’est ni blanc ni noir ou parce qu’il est blanc tout autant que noir. Il est gris parce qu’il n’est ni en haut ni en bas ou parce qu’il est en haut autant qu’en bas. Gris parce qu’il n’est ni chaud ni froid. Gris parce que point non-dimensionnel, point entre les dimensions et à leur intersection, au croisement des chemins.1 »
Ici la pierre pourrait faire office de point (marque) de commencement d’un double point de vue. C’est, chaque fois, son contour qui, par un effet « rétrograde » (Klee encore) détermine la découpe du socle qui la porte, la hausse. L’objet n’est pas sur le socle. C’est lui qui génère ce socle (dans un mouvement descendant, fondateur ; le contraire, il me semble, du mouvement ascendant de Brancusi). Du coup, la hiérarchie entre ce qui porte et ce qui est porté est abolie. L’individualité de chaque pierre se communique au socle, libéré de sa rigidité standardisée. D’autre part, la peinture blanche « passant » de la pierre sur le bois détermine une limite, chaque fois différente, entre ce qui figure le visible (hors sol) et ce qui évoque, à l’inverse, le caché : sorte de pilotis, entre la fondation et le coffrage servant à couler le béton. Les cinq sculptures, silencieuses mais plus muettes, dialoguent. Les pierres ont un langage, disait Roger Caillois2.
Pierre Guislain
1 Paul Klee, Note sur le point gris, texte repris dans Théorie de l’art moderne, Folio essais, Gallimard.
2 Poète et essayiste, Roger Caillois est l’auteur de Pierres (Poésie Gallimard), de L’écriture des pierres (Skira, Flammarion ; repris avec d’autres textes dans La lecture des pierres, Xavier Barral).